Les entrepreneurs québécois tardent à préparer leur relève

novembre 8, 2017 10:12 am Publié par Marilyn Remillard Catégorisé dans:

La Banque de développement du Canada sonne l’alarme dans une récente étude : les PME canadiennes et québécoises tardent trop à préparer leur relève. Cette lacune présente des risques pour les entrepreneurs et l’économie canadienne.

«Deux données de notre rapport m’inquiètent particulièrement, lance le vice-président et économiste en chef de la Banque de développement du Canada (BDC), Pierre Cléroux. Les entrepreneurs préparent peu ou mal leur départ et ils cessent d’investir dans leur entreprise beaucoup trop tôt. Cela risque de faire baisser la valeur de leur PME et nuit à la croissance de l’économie.»

Difficile de lui donner tort en regardant les chiffres. Environ quatre entrepreneurs canadiens sur dix qui songent à céder leur entreprise dans les cinq prochaines années n’ont fait aucun effort pour mettre de l’ordre dans leurs états financiers et la plupart ne maximise pas leurs profits en prévision d’une vente.

Par ailleurs, seulement un entrepreneur sur deux songeant à se retirer continue d’investir pour assurer la croissance de l’entreprise. «Ils ne modernisent plus l’entreprise et n’investissent plus en R&D, car ils craignent de prendre des risques, explique M. Cléroux. Ils sont plus en mode de protection du patrimoine en attendant de vendre. Mais c’est un mauvais calcul, car le manque d’investissement diminue la valeur de l’entreprise et la fragilise.»

Vincent Lecorne, directeur général du Centre de transfert d’entreprise du Québec (CTEQ), attire l’attention sur une autre conséquence potentiellement dommageable de cette dynamique. «Si l’entrepreneur vieillissant n’investit plus dans l’entreprise et que la relève n’est pas identifiée clairement, il y a un risque de désengagement des employés, prévient-il. Des ressources humaines stratégiques peuvent même quitter la PME, la fragilisant d’autant et la rendant moins attrayante pour un repreneur.»

Mal préparés et trop optimistes

Or, près de six entrepreneurs canadiens sur dix ont au moins cinquante ans et quatre sur dix pensent se départir de leur entreprise au cours des cinq prochaines années, selon le rapport de la BDC. Pour un tiers des entreprises, ce délai est encore plus court : un à trois ans. Dans 83 % des cas, c’est la retraite qui motive le transfert d’entreprise.

La moitié des entrepreneurs vendront à une personne autre qu’un membre de leur famille, un quart compte céder l’entreprise à un proche et un peu plus d’un sur cinq la liquidera tout simplement en vendant les actifs.

Encore ici, les données de la BDC sont fort éloquentes. En effet, près d’un entrepreneur sur deux (46 %) pense compléter le processus de relève en moins d’un an et plus d’un tiers (37 %) en un ou deux ans. Plus de la moitié (53 %) estiment qu’il faudra moins d’un an à la nouvelle direction pour avoir les rênes bien en main et 13 % croient que cela se fera à peu près instantanément.

«La plupart des experts évaluent pourtant à environ cinq ans le temps nécessaire à un transfert d’entreprise réussi, note Pierre Cléroux. La prise en main de la nouvelle direction peut aussi être longue et exige souvent de l’ancien dirigeant qu’il reste pendant un certain temps, ne serait-ce qu’à titre de consultant.»

Ce manque de préparation serait particulièrement marqué au Québec. Lors de son discours prononcé à l’ouverture du premier Sommet international du repreneuriat, à Montréal en mai dernier, le directeur général des services aux entreprises et à l’entrepreneuriat du ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation, Daniel Gagné, rappelait que seulement 13 % des propriétaires de PME au Québec ont un plan formel de relève, contre 26 % en moyenne au Canada.

«Nous n’avons pas encore cette culture entrepreneuriale au Québec, déplore Vincent Lecorne. Les entrepreneurs ne se soucient pas assez rapidement de préparer la relève et d’assurer la pérennité de l’entreprise. Ils sous-estiment de beaucoup le temps nécessaire à un transfert réussi.»

Martine Hébert, vice-présidente principale et porte-parole nationale de la Fédération canadienne des entreprises indépendantes (FCEI)

Accompagner les entrepreneurs

Face à ces défi, certains acteurs s’organisent. Le CTEQ a récemment conclu des ententes avec l’Institut sur la gouvernance des organisations privées et publiques (IGOPP) et la FCEI. Dans le cadre de l’entente avec l’IGOPP, le CTEQ outillera ses propres conseillers et les entrepreneurs à l’importance de bonnes pratiques de gouvernance dans un contexte de transfert d’entreprise. Un aspect souvent négligé.«Avoir un comité consultatif composé de membres indépendants qui sont là pour contribuer à l’essor de l’entreprise est un signe fort que cette dernière est bien menée, soutient Vincent Lecorne. Cela ajoute de la valeur à la PME.» M. Lecorne explique que le CTEQ sensibilisera aussi le repreneur au rôle que peut jouer un tel comité. «Même une petite entreprise de moins de 100 000 dollars de chiffre d’affaires peut bénéficier de l’apport d’un bon outil de gouvernance», assure-t-il.

Le partenariat avec la FCEI, lui, vise à accompagner et outiller les PME en matière de transfert d’entreprise. Les entrepreneurs qui contacteront la FCEI avec des questions au sujet du transfert d’entreprise et du repreneuriat seront mis en contact avec un conseiller du CTEQ. La FCEI et le CTEQ feront tous deux la promotion des services de l’autre organisme auprès de leurs propres membres.

Peu surprise par les données alarmantes du rapport de la BDC, Martine Hébert, vice-présidente principale et porte-parole nationale de la Fédération canadienne des entreprises indépendantes (FCEI), admet qu’un grand nombre d’entrepreneurs attend beaucoup trop pour préparer leur relève et se retrouvent dépourvus au moment de quitter. «Ils sont beaucoup dans la gestion du quotidien et ce n’est pas dans leur nature de penser au moment du départ, avance-t-elle. Ils sont plus dans l’action. Mais à cause de ce manque de préparation, certaines entreprises fermeront tout simplement leurs portes lorsque l’entrepreneur quittera.»

Selon elle, les entrepreneurs ont besoin d’aide pour identifier leur relève. Elle salue l’initiative du CTEQ, dont la plateforme numérique L’index vise justement à faciliter le maillage entre les cédants et les repreneurs. Mais il faudra plus. «Les gouvernements doivent investir du financement, adapter la fiscalité et élaborer des mesures pour favoriser le repreneuriat, croit-elle. Depuis plusieurs années, on n’entend parler que des startup. Parler de repreneuriat n’est peut-être pas aussi sexy que de parler de création de nouvelles entreprises, mais assurer la pérennité des PME existantes sera un défi crucial des prochaines années. La croissance économique du Québec et la création d’emplois reposeront en grande partie sur les réponses à ces enjeux.»

Source : Jean-François Venne, Les Affaires, 21 octobre 2017