Croyez-vous que l’innovation technologique peut menacer votre emploi ou votre carrière ? 26 % des gens actifs au pays pensent que oui
Ce que l’on désigne en anglais par le terme de « disruption », et dont je n’ai pas vraiment trouvé d’équivalent en français (à part peut-être le terme de « déstructuration » ou de technologies de rupture) constitue une notion très chargée. Elle implique une vision de terre brûlée, d’apocalypse sectorielle.
À titre d’exemple, les « nouveaux » médias ont mis à mal toute l’industrie des médias traditionnels, particulièrement les journaux, et aujourd’hui tous les acteurs s’y battent désespérément pour maintenir leurs revenus publicitaires.
De plus, maintenant il y a l’intelligence artificielle qui s’invite dans cette dynamique de restructuration économique et technologique. L’économie se « numérise » et « s’automatise » à un rythme de plus en plus accéléré et cette accélération ne s’arrêtera pas. Elle ne peut qu’évoluer à un rythme exponentiel (on n’a qu’à penser à la loi de Greg Moore d’Intel qui voulait que la capacité des microprocesseurs double tous les deux ans et au potentiel des applications qui, par conséquent, devient exponentiel).
Devant cette perspective d’accélération du changement technologique et de la déstructuration économique qu’elle peut engendrer (« disruption »), nous avons demandé aux Canadiens comment ils réagissaient dans un tel contexte; s’ils y voyaient des menaces ou des opportunités.
Plus de deux actifs sur le marché du travail sur cinq (45 %) y voient des opportunités d’avancement et de formation, 26 % y voient des menaces pour leur carrière ou leur avenir professionnel, alors que 29 % n’ont aucune idée de l’impact potentiel de ces innovations. Notons que nous n’avons observé aucune variation significative sur le plan régional ou provincial.
Les professionnels et les jeunes étant plus optimistes
Fait intéressant, les professionnels sont la catégorie d’occupation la plus enthousiaste quant aux opportunités que le progrès technique peut leur apporter dans les années qui viennent, alors que ce sont les ouvriers et les techniciens qui se sentent le plus menacés. Les moins de 45 ans sont aussi particulièrement optimistes face aux avancées de la technologie, alors que les plus âgés sont plus inquiets.
En fait, il n’y a rien de surprenant à ce que les ouvriers et les techniciens se sentent particulièrement menacés par le progrès technique. La robotisation et l’automatisation des processus industriels ont amputé de multiples emplois dans ces catégories professionnelles au cours des années. Mais ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui avec l’intelligence artificielle, c’est que même les emplois de professionnels sont maintenant en jeu. « L’apprentissage profond » pourra permettre d’automatiser de multiples emplois que des professionnels exercent en ce moment, particulièrement chez les plus jeunes. Or, ce sont précisément les deux catégories économiques et démographiques les plus optimistes. On ne semble pas vraiment conscient ici de ce que réserve l’intelligence artificielle pour l’économie dans les années à venir, particulièrement pour le marché du travail et pour les jeunes professionnels.
Les avocats, les comptables, les ingénieurs, et même certaines catégories de médecins (les radiologistes notamment) sont toutes des catégories de professionnels dont une grande partie du travail peut être automatisée par l’intelligence artificielle, menaçant potentiellement ainsi de multiples emplois. Rien de tout cela ne semble avoir particulièrement filtré dans les perceptions des professionnels jusqu’à maintenant.
Voir le tableau completL’innovation au service du développement professionnel ou menace d’exclusion ?
Lorsque l’on analyse les valeurs personnelles et les cordes sensibles des gens actifs selon leur perception de l’impact des prochains changements technologiques sur leur emploi ou leur carrière, on comprend aisément que l’innovation joue un rôle symbolique très important dans l’attitude des gens.
Pour les optimistes, l’innovation, le progrès technologique sont un levier, un tremplinpermettant aux gens de réaliser leur plein potentiel, d’aller au bout de leurs possibilités. Ces individus ont l’impression d’avoir beaucoup de capacités personnelles et d’emprise sur leur vie. Ils perçoivent l’innovation comme le moyen privilégié pour affirmer cette emprise, pour réaliser leur potentiel professionnel et personnel; l’outil ultime pour y arriver. Au même titre, l’intelligence artificielle devient un nouvel outil.
Pour les plus pessimistes, pour ceux qui croient que l’innovation représente une menace, le progrès technique est une source d’exclusion sociale. Pour eux, à chaque fois qu’on assiste à l’introduction d’une innovation d’importance, des pans entiers de la main-d’œuvre active perdent leur emploi, sans grandes possibilités d’en retrouver un autre. Comme beaucoup d’autres segments de la population dont j’ai traité dans mes chroniques, ils entretiennent une vision plutôt apocalyptique de l’avenir de la société. Ultimement pour eux, l’innovation, c’est la fin du travail (du moins du leur). Selon eux, un jour les robots et les ordinateurs pourront faire le travail de presque tous les actifs sur le marché du travail. Ils se sentent potentiellement exclus et sont inquiets pour leur avenir sur le plan financier.
Valeurs et cordes sensiblesAPOCALYPSE OU RÉSILIENCE ?
Le progrès technique a fait son œuvre depuis longtemps pour transformer les procédés industriels et professionnels et même si par moments, de vastes secteurs de la main-d’œuvre ont été mis à mal, les taux de chômage aux pays sont quand même fort positifs aujourd’hui. Plusieurs apocalypses ont été prédites au cours des années et malgré tout, aujourd’hui, le marché du travail connaît une assez bonne performance en termes de création d’emploi. Il fait preuve d’une très bonne résilience. Peut-être qu’il va en être de même avec l’intelligence artificielle et l’apprentissage profond, le marché du travail pourrait trouver un autre élan de résilience via de nouvelles créations d’emplois. Peut-être que les professionnels ont raison de penser que ces nouvelles innovations seront l’occasion de nouvelles expériences de formation et de nouveaux défis de carrière. On verra.
Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc
Au cours des siècles, l’histoire a été témoin de multiples déstructurations économiques, sociales et politiques (« disruptions »). Que l’on pense au passage des économies agraires à la révolution industrielle où des pans entiers de serfs et de fermiers ont été jetés à la rue pour aller nourrir l’industrie naissante pour des salaires de crève-faim. Les révolutions politiques ont aussi eu des impacts immensément déstructurants dans la vie des gens.
Ce qui m’amène à mon clin d’œil lyrique de cette semaine : Dialogues des carmélites de Francis Poulenc. Durant la Révolution française, les ordres religieux ont été dissous et quiconque voulait y maintenir son appartenance était condamné à mort. Dans cet extrait, des religieuses, des Carmélites, ont refusé de taire leur dévotion à leur dieu au prix de leur vie. On entend très bien la guillotine leur trancher la tête sous une musique aussi triste que magnifique.
Francis Poulenc : Dialogues des Carmélites, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Jan Latham-Koenig (dir.), 2001.