Comment Marc Parent a transformé CAE

décembre 7, 2018 8:35 am Publié par Marilyn Remillard Catégorisé dans:

CAE et son patron, Marc Parent, sont souvent sous le radar. Pourtant, sous sa gouverne, le géant québécois de l’aérospatiale a connu, dans les dix dernières années, une transformation majeure qui est en train de le propulser vers de nouveaux sommets.

Président et chef de la direction depuis 2009, M. Parent est un leader discret, mais efficace, qui accorde peu d’entrevues aux médias. Cela explique sans doute pourquoi la mutation de la multinationale n’est pas très connue. C’est pourtant toute une mutation qu’a connue cette entreprise de 9 000 employés, active dans trois secteurs, soit les solutions de formation pour l’aviation civile, la défense et la sécurité ainsi que la santé.

En une décennie, CAE est passée d’un manufacturier de simulateurs de vol à un fournisseur de services pour la formation des pilotes. Elle agit même maintenant comme recruteur pour les compagnies aériennes.

« On a une base de données qui compte 40 000 curriculum vitæ de pilotes. On est essentiellement le LinkedIn des pilotes », laisse tomber M. Parent lors d’une grande entrevue accordée à Les Affaires.

Et la transformation donne des résultats. L’entreprise enregistre actuellement des revenus annuels de 2,8 G$ (à la fin de l’exercice le 31 mars 2018), une progression de 30 % en cinq ans. Le résultat opérationnel (avant les charges financières et l’impôt) est passé de 260 millions de dollars à 461 M $ sur la période.

Les carnets de commandes des divisions civile et de la défense atteignent aujourd’hui des niveaux records. Depuis cinq ans, la valeur du titre a pratiquement été multipliée par deux à la Bourse de Toronto.

Ce sont pour toutes ces raisons que le jury Les Affaires a nommé Marc Parent PDG de l’année 2018, dans la catégorie Grande entreprise.

Tempête parfaite

Les choses n’ont cependant pas toujours roulé rondement pour la société. À la fin de 2004 et au début de 2005, CAE a vécu une période très difficile, qui est d’ailleurs à l’origine de la mutation de l’entreprise, confie Marc Parent. «À l’époque, c’était clair que l’entreprise allait soit réussir à se redresser, soit être vendue ou cesser d’exister», affirme le dirigeant. Arrivé au coeur de la crise, en février 2005, à titre de président du groupe des simulateurs de vols, il a pour mandat, justement, de «redresser» la situation.

L’entreprise affronte alors un puissant vent de face. Les simulateurs de vol étaient devenus une «commodité», c’est-à-dire un produit standardisé que d’autres entreprises pouvaient fabriquer assez facilement. De plus, la nouvelle concurrence vendait ses produits bien moins cher que CAE. Comme si ce n’était pas suffisant, l’entreprise montréalaise était très endettée à la suite d’acquisitions.

C’était la tempête parfaite : une chute des bénéfices combinée à la hausse des coûts d’intérêt. «Nous n’étions plus rentables», dit M. Parent.

Il en fallait plus pour abattre cet ingénieur mécanique de Polytechnique Montréal, qui a commencé sa carrière chez Canadair, en 1984, pour ensuite la continuer chez Bombardier, en 1986, quand Ottawa lui a vendu la société d’État.

Une fois aux commandes de CAE en 2009, il accélère la réflexion pour diversifier les sources de revenus. Il consulte alors les employés et ses compagnies aériennes clientes. Une nouvelle vision stratégique prend tranquillement forme, avec un mantra qui guide depuis les actions de l’entreprise : être un partenaire de choix pour les clients de CAE.

« Nos clientes achetaient nos simulateurs de vol ; il fallait les convaincre de nous laisser faire la formation de leurs pilotes », explique Marc Parent.

Le dirigeant avait bien compris une tendance fondamentale : la croissance de la classe moyenne, combinée à l’arrivée des transporteurs à bas prix, allait propulser le trafic aérien, particulièrement en Asie-Pacifique. On compte environ 100 000 vols d’avions par jour. La demande pour la formation de pilotes est aujourd’hui plus importante que la demande pour les simulateurs de vols. Avant les années 2000, le trois quarts du chiffre d’affaires de la société provenait de la vente de simulateurs. Aujourd’hui, c’est autour de 20 %.

Malgré tout, la multinationale québécoise détient encore 70 % du marché mondial dans la fabrication des simulateurs. Chaque année, elle forme 120 000 pilotes des secteurs civil et militaire, et ce, dans plus de 65 centres de formation et d’écoles de pilotage qu’elle exploite partout dans le monde. Elle a notamment développé ce marché par des acquisitions, dont l’Oxford Aviation Academy, au Royaume-Uni, en 2012. Elle vient tout juste d’acheter la division de Bombardier qui forme les pilotes sur les jets d’affaires. Une transaction qui renforce sa position dans le marché. « Un pilote sur deux dans le monde a été formé par CAE, selon nos études à la chaire », fait remarquer Ebrahimi Mehran, professeur au département de management et technologie à l’ESG UQAM et directeur de GEME Aéro. Ce spécialiste salue la transition stratégique de CAE vers la formation et les services, car cela lui permet notamment de profiter de l’explosion de la demande pour la formation des pilotes en Asie.

Un événement rend particulièrement très fier M. Parent : la création d’une coentreprise avec Singapore Airlines, l’été dernier, pour former les pilotes du transporteur asiatique.

« C’est dur à battre, quand le CEO de Singapore Airlines, une compagnie réputée pour sa marque et la satisfaction de ses clients, te dit : merci, M. Parent, d’associer votre marque à celle de Singapore Airlines et de faire reluire notre marque. »

Espoirs dans la santé

Malgré le succès, Marc Parent préfère ne pas avancer de chiffres, mais, à ses yeux, CAE est appelée à croître encore dans les prochaines années.

Pour 2020, le consensus des analystes estime que les revenus seront passés de 2,8 G $ à plus de 3,5 G $. Il y a encore, dit-on, beaucoup de potentiel de croissance dans ses deux principales divisions, les solutions de formation pour l’aviation civile (56 % des revenus) puis la défense et la sécurité (38 %).

CAE mise aussi sur sa nouvelle stratégie numérique – qui s’appuie sur les mégadonnées – et sa nouvelle solution de formation des pilotes CAE Rise, qui permet d’analyser en temps réel la performance des pilotes.

M. Parent voit aussi beaucoup de potentiel à long terme dans la division de la santé, fondée en 2009, à partir d’acquisitions. Même si elle ne génère pour l’instant que des revenus de 115 M $. CAE a conçu un simulateur qui reconstitue un accouchement avec des complications.

L’objectif de cette division est d’importer la culture de la sécurité de l’aviation civile dans le secteur de la santé. Aux États-Unis, les erreurs médicales sont la troisième cause de décès après les maladies du coeur et le cancer.

Selon M. Parent, un facteur particulier pourrait faire exploser la demande : une réglementation qui forcerait les professionnels de la santé à se former sur des simulateurs durant leurs études et tout au long de leur carrière.

Rien n’oblige actuellement un chirurgien, qui a fait ses études il y a 20 ans, à se soumettre à un test afin d’évaluer s’il a toujours les habiletés pour opérer des patients en toute sécurité, déplore au passage M. Parent. « Pour moi, cela n’a aucun sens », dit-il.

CAE ne laisse rien au hasard. Aux États-Unis, elle travaille de concert avec des associations médicales, telles que l’American Heart Association, afin de convaincre les autorités de renforcer la réglementation.

D’ici là, l’entreprise continue d’investir en R-D afin d’être à la fine pointe de la technologie dans la santé, mais aussi dans ses deux autres divisions. CAE consacre environ 7 % de ses revenus par année pour innover.

L’été dernier, encore, la société a annoncé qu’elle investira 1 G $ sur cinq ans en R-D, dont près du cinquième sera assumé par Québec et Ottawa.

CAE n’est pas la seule entreprise à avoir flairé la bonne affaire dans la formation des pilotes d’avion. L’américaine Boeing ne fait pas que construire des avions ; elle forme aussi des pilotes. Pour se démarquer, CAE mise sur sa relation à long terme avec ses clients. Fait peu connu, l’entreprise dispose aussi d’une carte maîtresse qui peut parfois faire la différence pour décrocher de nouveaux contrats : le patron de CAE est lui-même un pilote d’avion.

Marc Parent a décroché sa licence à l’âge de 17 ans, quand il était dans les cadets de l’air, et ce, avant d’avoir son permis de conduire. Aujourd’hui, il pilote parfois lui-même des avions lorsqu’il se déplace en Amérique du Nord. C’est le genre de détail qui ressort toujours dans l’industrie. « Ça ajoute de la crédibilité. »

M. Parent se dit fier du chemin parcouru par l’entreprise, mais surtout par les employés de CAE qui sont, à ses yeux, et de loin, le principal actif de l’entreprise. « Enlevez nos employés du siège social et il ne reste que du béton ! »

Source : François Normand, Les Affaires, édition du 8 décembre 2018